Retour sur | Lecture collective: Le Genre du Capital

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De mars à mai 2020, durant le confinement, le Selflove Gang a continué ses activités en pratiquant une lecture collective du livre Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, écrit par Céline Bessière et Sibylle Gollac. Chaque dimanche, notre groupe se réunissait en ligne afin de lire chapitre par chapitre cet ouvrage de 230 pages. Cet article résume les enseignements les plus importants qu’ont retenu les membres de cette lecture.

Quelle est la thèse des autrices en bref ?

Les autrices, féministes marxistes, démontrent que malgré l’existence d’un droit en principe égalitaire, il subsiste malgré tout en pratique de grandes inégalités de genre dans la répartition des richesses au sein de la famille. Associé aux discriminations classistes, le sexisme qui s’observe dans les inégalités de patrimoine a pour conséquence l’appauvrissement systématique des femmes, en particulier les femmes des classes populaires. De plus, les autrices montrent dans leur étude que d’une part les familles les plus riches peuvent se permettre des arrangements à l’ombre du droit – aggravant bien souvent le partage inégalitaire des biens familiaux – et d’autres part, lorsque les familles font appel aux professionnel·le·s du droit, celleux-ci légitiment cette injustice.

Un petit point sur la méthodologie de leur recherche

La méthodologie utilisée est particulièrement solide, puisqu’elle combine méthodes qualitatives et quantitatives.

En effet, les autrices ont utilisé les méthodes des monographies de familles, c’est-à-dire des observations et des entretiens, à la fois répétés et croisés, avec plusieurs personnes apparentées. Les personnes suivies ont été invitées à partager leur quotidien, les autrices ont aussi été amenées à participer à des moments plus exceptionnels de leur vie familiale : cérémonies de mariage, enterrements, fêtes. Elles ont pu également avoir accès aux archives privées : actes notariés ou d’état civil, courriers, photographies. Après avoir suivi les familles pendant plus de 15 années, elles ont combiné cela à l’exploitation de données statistiques, notamment issues des enquêtes patrimoine de l’INSEE. Pour aller plus loin dans l’exploration des inégalités patrimoniales entre les hommes et les femmes, elles ont également mené d’autres enquêtes de terrain portant sur deux moments extraordinaires de formalisation et d’explicitation de ces arrangements : les séparations conjugales et les successions.

Les grands enseignements du livre

  •  Ce n’est pas parce que le droit assure l’égalité entre les genres qu’il y a une égalité de fait.
  • La socialisation patriarcale des professions de droit (notaire, JAF) renforce les inégalités et le sexisme dans les affaires de succession et divorce : partage des mêmes codes, valeurs patriarcales et capitalistes, et donc des mêmes intérêts défavorables aux classes dominées.
  • Connivence entre l’ensemble des professions de la succession et du patrimoine : les avocat·e·s et les notaires ont intérêt à côtoyer et choyer les mêmes client·e·s fortuné·e·s et éduqué·e·s. Les avocates en affaire familiale montrent ainsi à plusieurs endroits du livre une intériorisation assez forte des logiques sexistes et classistes à l’œuvre dans l’exercice du droit, alors même que cela agit en défaveur de leurs clientes.
  • Qu’importe la classe sociale, les femmes souffrent de graves inégalités dans le partage du patrimoine à la suite des décès et des divorces. L’exemple de l’ex-femme de Jeff Bezos est ainsi particulièrement parlant.
  • Les femmes des classes populaires se font encore plus avoir que tout le monde. Entre autre, elles n’ont pas toujours le capital culturel leur permettant d’avoir accès à l’ensemble des démarches, ni le capital économique qui rend leur situation intéressante pour les cabinets d’avocats et de notaires.
  • Les pensions alimentaires sont un des principaux vecteurs d’inégalité et d’appauvrissement des femmes.
  • le premier fils ainé récupère toujours le plus d’héritage vis-à-vis de ses sœurs/frères. Son éducation le conditionne aussi à recevoir cet héritage.

Un concept central : la comptabilité inversée

Si le droit est neutre en théorie, sa pratique est source d’inégalités dans les héritages comme dans les divorces.

Normalement, quand il y a partage du patrimoine dans une séparation ou un héritage, on fait les comptes : inventaire des biens, calcul de leur valeur, division entre les conjoint·e·s ou héritier·e·s en « lots de valeur » et éventuelles compensations si la répartition n’est pas parfaitement égale. C’est simple et mathématique, c’est carré et cela empêche les inégalités entre les parties.

En pratique, c’est très différent, c’est inversé. Avec le concours des professionnels du droit (avocat·e·s et notaires), les parties se mettent d’accord sur la répartition des biens (qui reprend l’affaire familiale, qui garde la maison, etc.), puis on effectue un calcul de la valeur des biens. De fait, les parties ont des intérêts divergents : par exemple, si un couple divorce, la partie qui garde la maison et qui doit racheter les parts de l’autre va sous-évaluer le bien, alors que l’autre qui vend sa part va sur-évaluer le bien, chacun·e essayant de tirer profit de la situation.

En plus, le recensement des choses à comptabiliser n’est pas toujours exhaustif : les biens matériels et immobiliers sont souvent pris en compte mais on oublie souvent le travail non rémunéré de certain·e·s dans l’entreprise familiale, les soins envers un parent âgé, le travail domestique (non rémunéré de l’épouse), les sacrifices de carrière au profit de celle de l’autre, etc. Les autrices notent que ces biens structurants, ceux à partir desquels est organisé le partage des biens, reviennent davantage aux fils uniques et premiers garçons (par rapport aux cadets et filles). L’un des cas présenté dans l’ouvrage, qui nous a particulièrement choqué, est celui d’un frère et trois sœurs qui héritent suite au décès d’un parent. Alors que le fils hérite et reprend l’affaire familiale (une boulangerie), deux des sœurs ont pour compensation l’accès gratuit à du pain et des viennoiseries pendant dix ans.

Le cas des pensions alimentaires

Dans « Le genre du capital », la principale conclusion des autrices est que les pensions sont, d’une part, calculées selon les moyens du père et non pas les besoins des enfants/de la mère (ce qui les conduit dans une situation de précarité prise comme une fatalité, et pire encore, pousse certains père à s’appauvrir volontairement); elles sont d’autres part soumise à un impératif pris comme supérieur à la survie et au confort des enfants : il ne faut absolument pas mettre en danger la carrière ou le patrimoine à transmettre du père.

De plus, en France, les personnes qui versent une pension alimentaire (les pères en général) bénéficient d’une défiscalisation tandis que les bénéficiaires (les mères) sont imposées sur cette pension, considérée de manière injuste comme un revenu.

Malgré ce système qui favorise les pères, ils sont nombreux à ne pas verser de pension du tout.

En Belgique, il existe un service, le SECAL (service des créances alimentaires) qui permet de verser des avances sur les pensions alimentaires impayées et d’aller récupérer l’argent auprès du débiteur, suite à une décision du tribunal ou une autre décision à portée équivalente. Ce service n’est pas exempt d’injustices notamment à cause du plafond de revenus pour les bénéficiaires. Celui-ci est passé de 1800 euros à 2200 euros récemment. Puis, la suppression de ce plafond a enfin été votée le 17 juin 2020 [1]. C’est une victoire particulièrement pour les femmes qui sont les principales concernées (95% des demandes au SECAL). L’autrice de l’amendement, Sophie Thémont, expliquait  : « De nombreuses familles, essentiellement des femmes avec enfants, sont plongées dans la précarité et celle-ci tend à s’accentuer lorsque des créances alimentaires ne sont pas payées. La crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui impacte d’autant plus durement ces familles monoparentales. Selon la Ligue des familles, plus de huit familles monoparentales sur dix ont de plus en plus de mal à boucler leurs fins de mois. Dès lors, le rôle du SECAL, fondamental en tout temps, est encore plus essentiel en cette période qui plonge de nombreuses familles monoparentales dans la précarité. »

Reste que cette suppression du plafond ne viendra pas tout régler d’un coup de baguette magique. Encore faut-il que les femmes soient informées de l’existence du SECAL et décident d’y avoir recours.

[1] Source : https://www.axellemag.be/historique-secal-plafond-supprime/

Les pistes d’actions

Un des manquements de cet ouvrage a pour nous été le manque de pistes concrètes d’actions pour corriger cet état de fait. La principale recommandation des autrices est en effet de ne pas délaisser les analyses matérialistes au sein des études féministes, et particulièrement le terrain des affaires économiques familiales et des arrangements familiaux et privés à l’ombre du droit.

Nous avons donc réfléchi ensemble à de possibles pistes de transformation du droit et de la pratique notariale.

Une des pistes est sans doute la plus évidente : il s’agit de former les professionnel·le·s du droit (avocat·e·s, juges, notaires…) aux enjeux de genre afin qu’iels puissent détecter les mécanismes de discriminations et prendre du recul sur leurs propres pratiques.

Deuxièmement, un des enseignements du livre est que les professions libérales du droit repose sur une logique contre-productive lorsqu’il s’agit de garantir l’égalité de traitement. C’est-à-dire que les notaires ont besoin d’attirer des clients fortunés car leurs revenus dépendent de la complexité des dossiers (laquelle complexité est souvent amené par l’imbrication d’arrangements légaux à la gestion d’un patrimoine ou d’un capital important).

A l’inverse, lorsque les dossiers sont simples et/ou les clients modestes, le dossier n’est pas « rentable » et les professionnel·le·s ont alors tendance naturellement à moins y mettre de soin et de temps.

L’une des pistes possibles seraient alors de faire du notariat un service public avec un salaire forfaitaire fixe.

Conclusion

Toutes les membres ont vraiment apprécié la lecture du livre malgré les références statistiques nombreuses et l’utilisation d’un vocabulaire juridique précis lié au droit de la succession et du patrimoine par les autrices. Nous avons pris conscience que le droit peut être instrumentalisé par le patriarcat pour mieux légitimer les inégalités de genre dans la société – et jusqu’au sein de la famille. Nous en ressortons avec la conviction qu’il est nécessaire d’analyser d’un œil critique les mécanismes légaux parés des apparences de neutralité, car ils restent, comme l’ensemble des structures de la société, écrits par ou pour qui détient le pouvoir.

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