Retour sur | Lecture collective: Ne suis-je pas une femme ?

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Nous pensons que cet essai afroféministe est fondamental pour mieux comprendre les rapports de domination subis par les femmes noires. La lecture nous met face à des mécanismes violents, qui ont encore des répercussions graves aujourd’hui. Dans nos luttes, il est indispensable d’en prendre conscience, spécialement quand on ne vit pas le racisme.

D’octobre 2020 à février 2021, le Selflove Gang a lu le livre de bell hooks, « Ne suis-je pas une femme ? », publié aux États-Unis en 1981. Cet essai nous plonge sans détour dans l’histoire de l’esclavage et du racisme contemporain. L’autrice relate des paroles et des gestes d’une violence extrême à l’encontre des personnes noires, plus spécialement des femmes noires. Certaines d’entre nous ont éprouvé de la difficulté à lire en groupe ce texte révélant la gravité du système raciste et sexiste de manière frontale. Nous nous sommes également rendu compte que les personnes racisées et blanches de notre groupe avaient sans doute besoin de lire séparément pour assimiler le contenu à leur rythme et selon leur vécu. Tout comme nous soutenons la non-mixité de genre, nous soutenons également la non-mixité racisée. Ces raisons expliquent notamment l’étalement de la lecture sur de longs mois.

Quelle est la thèse de l’autrice ?

La thèse principale soutenue par l’autrice est celle selon laquelle « Le sexisme institutionnalisé — c’est-à-dire le patriarcat — ainsi que l’impérialisme racial ont fondé la base de la structure sociale états-unienne », et cela a résulté dans l’exclusion et l’oubli des femmes noires tant dans les luttes des droits civiques que dans les luttes féministes.

bell hooks développe tout au long de son essai comment la société états-unienne s’est construite sur des fondements à la fois racistes et sexistes. Le racisme s’est exprimé dans sa forme première par l’esclavage puis dans la ségrégation raciale, subordonnant les noir.e.s aux blanc.he.s. Le sexisme s’est matérialisé dans la construction d’une société patriarcale, subordonnant les femmes aux hommes. Les femmes noires ont ainsi subi de manière croisée et cumulée racisme et sexisme, les empêchant d’être identifiées entièrement comme « femmes » ou comme « personnes noires » dans les luttes pour leurs droits. D’une part, le racisme les a exclues des luttes féministes réappropriées par les femmes blanches dénonçant le sexisme, mais adhérant au racisme. D’autre part, le sexisme les a exclues des luttes pour les droits civiques accaparées par les hommes noirs dénonçant le racisme, mais adhérant au patriarcat. Tant le féminisme blanc que le mouvement des droits civiques ne remettaient en cause qu’une des deux discriminations (ou sexisme ou racisme), dans une stratégie d’accommodement envers les hommes blancs, ne remettant en cause qu’une des deux hégémonies à la fois (ou l’hégémonie blanche ou l’hégémonie patriarcale), pour s’assurer de plus grandes chances d’acquérir de nouveaux droits. Les femmes noires ont ainsi été mises systématiquement au second plan dans les luttes antiracistes et les luttes féministes dans l’histoire états-unienne.

L’impact de l’esclavage sur le statut des femmes noires aux États-Unis

L’autrice explique qu’au départ de l’entreprise esclavagiste états-unienne, l’attention était portée sur l’homme noir qui, par sa capacité de travail, avait plus de valeur aux yeux des colons esclavagistes que la femme noire. Jusqu’à ce qu’il y ait une pénurie de « travailleurs » qui poussa les maîtres esclavagistes à « importer » des femmes, mais aussi à les forcer à la reproduction une fois sur place.

Si les « marchands » d’esclaves étaient évidemment violents envers les hommes esclaves, bell hooks rappelle qu’ils en avaient tout de même peur. Au contraire, les femmes noires sont devenues le réceptacle de leur pulsion de domination la plus extrême et donc de leur brutalité : « c’était seulement avec la femme noire que le négrier blanc pouvait exercer son pouvoir absolu en toute liberté, car il pouvait la brutaliser et l’exploiter sans craindre de vengeance de sa part ». Les femmes esclaves étaient souvent dénudées, pour marquer symboliquement leur extrême vulnérabilité sexuelle. La crainte du viol et des coups devenant ainsi un terrorisme psychique permanent.

bell hooks rapporte ensuite de nombreux récits et témoignages de la vie des femmes esclaves sur le sol américain, illustrant l’extrême domination et la violence permanente à laquelle elles étaient soumises. L’autrice mentionne que, contrairement aux USA où les femmes étaient certes infériorisées, mais « mises sous cloche » et interdites de travail ; la structure patriarcale africaine, elle, exigeait de celles-ci qu’elles soient infériorisées ET participent activement au travail. Cette différence fût allègrement exploitée : les femmes esclaves noires fûrent à la fois exploitées au sein des foyers comme domestiques, mais également engagées dans le travail des champs de coton. Au sein des foyers, ces femmes étaient violées par les maîtres blancs, mais aussi soumises à l’absence totale d’empathie et de soutien de la part des épouses blanches (qui au contraire, blâmaient les femmes noires vues comme des sortes de démons tentateurs) voir même à leur participation active aux violences. Il arrivait également qu’elles soient violentées à l’extérieur par les hommes noirs esclaves, qui ne faisaient dans tous les cas pas preuve d’une solidarité particulière.

Afin de justifier cet état de fait, de nombreux stéréotypes se sont construits à l’époque sur les femmes noires : elles seraient animales (en tout cas non humaines) car dotées d’une force physique non féminine (et donc ne méritant pas la protection offerte aux femmes blanches en échange de leur docilité), hypersexuelles, des jezabels1 ne cherchant qu’à amener les hommes vers le péché (et donc méritant les violences sexuelles subies) etc.

Le propos de ce chapitre est que ces stéréotypes ont continué à avoir cours bien après la fin de l’esclavage dans l’inconscient (et le conscient !) collectif état-unien (et dans le reste du monde), ce qui est très lourd de conséquences pour les femmes noires, encore aujourd’hui. Ainsi, si les conditions d’oppression des individus ont pu globalement diminuer (mais pas tant que cela), la hiérarchie, elle, est restée la même : tout en bas se trouve les femmes noires qui subissent un racisme et un sexisme écrasants.

Féministes blanches complices du patriarcat raciste

Une bonne partie de l’ouvrage se consacre aussi à montrer le racisme persistant et excluant des mouvements féministes, dominés par les femmes blanches. bell hooks regrette que le racisme l’ait emporté sur les alliances de genre et que ces mouvements, au départ de transformation de la société, aient été instrumentalisés pour maintenir l’impérialisme racial et la suprématie blanche. Les griefs sont nombreux du fait des méthodes d’invisibilisation persistantes des revendications des femmes noires par les féministes blanches. D’abord, les femmes blanches présentent leurs revendications comme universelles et le groupe opprimé des « femmes » comme parfaitement homogènes (ce qui n’est évidemment pas le cas comme l’a démontré l’intersectionnalité). Ceci se retrouve dans les programmes d’études féminines établis dans des universités qui mettent presque exclusivement en avant des textes écrits par des femmes blanches. Il y avait aussi des cas de racisme assumé : au début du XXe siècle aux États-Unis, plusieurs suffragettes blanches refusaient la participation des femmes noires à leur mouvement, en soutien à l’apartheid racial. Plus tard, les féministes réactionnaires affirmaient que la question du racisme ne devait recevoir aucune attention de leur mouvement. Ensuite, les revendications principales féministes traduisent uniquement la situation des femmes blanches de classe moyenne et bourgeoise : longtemps il a été question de demander un accès égal au marché du travail afin d’échapper à la dépendance économique et au confinement dans la sphère privée. Le travail était perçu par les féministes blanches comme un outil de libération. Or, les femmes noires étaient depuis des décennies forcées de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille, occupant des emplois peu spécialisés, éreintants, dégradants et peu rémunérés. Cette omission de l’exploitation capitaliste des corps des femmes noires met en lumière l’hypocrisie des féministes de l’époque qui cherchaient en réalité à accéder à des emplois dévolus à leur classe sociale supérieure.

bell hooks déplore donc l’assimilation du « mouvement des femmes » à l’acquisition de privilèges au cœur de la structure de pouvoir masculine blanche. Si un groupe de femmes obtient plus de privilèges, c’est grâce à l’exploitation d’un autre ; ceci expliquant la compétition entre les deux groupes depuis l’époque de l’esclavage. Malgré tout, l’autrice soutient l’alliance entre femmes blanches et noires qui devrait commencer par remettre en question les éléments racistes et classistes du système patriarcal, faire naître un désir de sororité et redéfinir l’objet de la conquête féministe, loin de la notion de pouvoir édictée par les hommes blancs.

La responsabilité de celles et ceux qui racontent l’Histoire

À plusieurs reprises, bell hooks mentionne la responsabilité des historiens·nes, sociologues, chercheur-euse-s et toutes celles et ceux qui ont écrit sur l’esclavage, l’histoire des noir-e-s aux États-Unis ou encore les rapports sociaux entre noir-e-s et avec les blanc-he-s.

Par exemple, malgré le sort particulièrement cruel des femmes esclaves, même lorsque les chercheur-euse-s ont étudié l’impact de l’esclavage du point de vue des concerné-e-s, les travaux se sont concentrés sur la masculinité noire. « (…) “en ne permettant pas aux hommes noirs d’endosser leur statut patriarcal traditionnel, les hommes blancs les ont bel et bien émasculés, les réduisant à un statut efféminé. » Le présupposé implicite de cette affirmation est que ce qui peut arriver de pire à un homme est d’être forcé à endosser un statut social de femme. Suggérer que les hommes noirs étaient déshumanisés par le seul fait de ne pas pouvoir exercer leur rôle patriarcal, c’est insinuer que l’assujettissement des femmes noires était indispensable au développement d’une conscience de soi positive des hommes noirs ».

Pourtant, comme bell hooks le démontre, les faits ne corroborent pas l’hypothèse d’une démasculinisation des esclaves masculins. Aucune trace d’emploi de ceux-ci aux tâches dites féminines n’existe. Au contraire, plus un esclave semblait « viril » plus il valait cher pour les négriers.

Ces auteur-rice-s racistes et sexistes (consciemment ou non) ont développé et démocratisé des théories et mythes sur les femmes noires. Iels ont été aveuglés par leurs biais racistes et patriarcaux et ont notamment minimisé les violences subies par les femmes pendant l’esclavage et créé le mythe de la femme noir matriarche. En plus de subir les oppressions sexistes et racistes dans leur chair, les femmes noires continuent d’être invisibilisées, leur vécu d’être minimisé, et les représentations d’être erronées jusqu’à aujourd’hui ; ces oppressions les poursuivent jusque dans les travaux de recherches censés mettre à jour ces mêmes rapports de domination. Et cela n’est pas sans effet : ces sources servent souvent de base de réflexion et propagent ces biais dans toute la société.

Pourquoi dois-tu le lire ?

Nous pensons que cet essai afroféministe est fondamental pour mieux comprendre les rapports de domination subis par les femmes noires. La lecture nous met face à des mécanismes violents, qui ont encore des répercussions graves aujourd’hui. Dans nos luttes, il est indispensable d’en prendre conscience, spécialement quand on ne vit pas le racisme.

 

[1] personnage biblique tentatrice, détournant le hommes « bons » chrétiens du droit chemin.

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