Retour : lecture en arpentage « La Terreur Féministe » de Irene

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« J’écrirai, noir sur blanc, les noms des femmes qui ont pris les mesures les plus radicales pour survivre au système patriarcal. » (p16)

Après quelques mois de pause, le GT féminisme + se relance doucement mais sûrement. Nous avons inauguré la reprise des activités par un arpentage. Ce mot désigne une méthode de découverte à plusieurs d’un ouvrage, afin de susciter son appropriation critique et collective et de nourrir un apprentissage, une réflexion, ou encore une pratique. Il s’agit, par la lecture collective, d’articuler pratique et théorie. Le principe est simple : lire au même moment, à plusieurs et en morceaux – chacun·e son morceau – un ouvrage choisi par le groupe, puis en discuter ensemble pour en faire une synthèse et en retirer un savoir critique et collectivement partagé [1].

Dans La Terreur Féministe, l’autrice Irene aborde la question taboue de la violence des femmes. Et oui, pour une fois, nous n’avons pas abordé les violences faites aux femmes mais avant tout les violences commises par celles-ci (ces deux facettes étant évidemment intrinsèquement liées).

Qui sont les femmes violentes ? Comment sont-elles représentées dans les médias et dans les œuvres de fiction ? Quel contexte les pousse à passer à l’acte ? Voici quelques éléments de réponse.

 

Partie 1 : Dessine-moi une femme violente 

 

Pour bien commencer, Irene nous présente trois femmes, différentes en tous points mais liées par la thématique de la violence : la peintre Artemisia, Lysbeth, un personnage de l’œuvre littéraire Millenium, et Valeria Solanas, autrice du SCUM Manifesto (pamphlet misandre caustique dont on retiendra notamment que « l’homme est une femme manquée »).

Artemisia est une artiste peintre italienne du XVIIème siècle. Ce premier chapitre introduit l’idée selon laquelle la notion même de violence ne semble pas « coller » avec la femme dans l’imaginaire collectif. Cette artiste a peint une œuvre représentant une femme qui défend son village d’hommes et use d’une violence inouïe et sanglante. D’autres artistes contemporains à son époque avaient toujours omis ou minimisé le rôle de défenderesse de la femme lors de l’attaque du village en question. Ensuite, on apprend que dans le monde de l’histoire de l’art, l’œuvre de la peintre et sa carrière en général fut résumée à un viol et à un procès, tous deux traumatisants. Encore une fois, la carrière d’une femme fut réduite à ce qu’elle a vécu et subis et non à ce qu’elle a produit comme œuvre, c’est-à-dire une artiste qui avait l’audace de représenter ce que peu osent admettre : le côté violent et guerrier d’une femme qui peut se défendre lorsque sa vie est menacée.

« Comme si elle n’avait aucune chance de passer à autre chose, d’exister pour ce qu’elle a créé et non pour ce qu’elle a subi. » (p21)

 

Il nous est alors immédiatement venu à l’esprit la pensée suivante :

Bon sang, si seulement l’homme qui s’apprêtait à commettre une agression sexuelle envers une femme, pensait aux représailles qu’il pourrait subir de la part de cette même femme. Si seulement les hommes avaient peur de la force féroce des femmes, si seulement ils arrêtaient de nous voir quasi toutes comme des êtres physiquement (et psychologiquement) fragiles, vulnérables, incapables de leur mettre des coups de boule à tout moment ».

 

Le second chapitre décrit l’histoire de Lisbeth :

« Lisbeth est dérangeante, car elle ne coche aucune case de ce qu’un personnage féminin est censé incarner dans la littérature. Elle parle mal, s’habille comme elle veut, baise hommes et femmes, boit, fume et mange de la merde. Elle n’essaie pas de plaire ni de complaire. Elle n’en a rien à foutre. […] Lisbeth est un personnage différent. Elle est brillante. Elle ne cherche pas à faire bander le lecteur. Elle le gêne. Elle le dérange. Elle lui fait peur. » (p33)

Ce qui nous a interpellé chez elle, c’est l’histoire de sa vengeance, jouissive, déviante et presque perverse aux yeux de notre société actuelle. Après avoir été victime de violences, y compris sexuelles, Lisbeth rend la pareille à son bourreau et le viole.

Nous avons alors réalisé à quel point les viols commis sur les hommes nous choquent et nous perturbent, d’autant qu’ils sont représentés comme extrêmement glauques, tandis que les viols commis sur les femmes sont ressentis comme beaucoup plus banals et banalisés, voire romancés et érotisés, et ne nous surprennent donc…plus.

 

 

Partie 2 : La violence pour la survie

 

« Flora Tristan, la mère du socialisme, disait que : « L’homme le plus opprimé du monde peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire même« . » (p45)

 

Des femmes ont tué pour ne pas mourir. Nous devons garder en tête les raisons qui poussent certaines femmes à commettre des crimes pour ne pas mourir.

« Les rapports d’oppression ne sont ni justes ni tolérables. » (p48) « Et contrairement à ce que nous nous acharnons à croire, la violence est, parfois, la seule solution. Il existe des femmes qui ont tué pour ne pas mourir. » (p48)

 

Isolée de tout, y compris du savoir, par son mec violent, Ana a osé en parler en public. Elle meurt par féminicide quelques temps plus tard. Morte car elle a osé dénoncer.

Maria del Carmen, elle, décide de cramer le violeur de sa fille, récemment sorti de prison, venu la narguer. Personne ne s’y attendait. N’oublions pas que « la prison ne protège pas les femmes et ne réforme pas les violeurs » (p56).

« Mais à la différence des hommes qui tuent par misogynie, motivés par les pleins pouvoirs que le patriarcat leur accorde, les femmes tuent pour survivre. Le féminicide, meurtre d’une femme ou d’une jeune fille lié au fait qu’elle soit une femme, est le résultat d’un système d’oppression et de domination. » (p59)

« Dans le système patriarcal, les hommes exercent la violence pour marquer leur statut dominant. La violence est inhérente au patriarcat. Elle est omniprésente. […] La violence féministe n’est pas oppressive. Elle est subversive. La violence comme outil du féminisme est tout simplement un moyen d’autodéfense, un moyen de survie. Et c’est bel et bien un moyen, et non une fin. » (p60)

 

Noura, mariée de force alors qu’elle était mineure, tue son mari violeur et s’enfuit courageusement de sa famille pour poursuivre ses études ailleurs.

« Comment aurait-elle pu raisonner un homme qui n’était pas assez raisonnable pour accepter son rejet catégorique ? […] Notre société tient les femmes pour responsables des actes odieux des hommes, puis leur dit de sourire et de supporter. […] Notre société ne reconnaît pas le droit d’une femme à disposer de son corps, de son choix, de sa vie. […] » (p65-67)

« Car ce qui rend le patriarcat puissant, ce qui fait sa domination toute puissante, c’est qu’il est ordinaire. La violence faite aux femmes est banale, car constante, car quotidienne. » (p68)

 

Nous avons alors fait le lien avec le cas de Jacqueline Sauvage. Victime de violences pendant de longues années, Jacqueline tue son mari alors qu’il est de dos. A cet instant T, il n’était pas en train de la violenter. Son cas ne sera donc pas reconnu comme de la légitime défense. Une distinction se dessine ainsi entre ceux qui ont le droit de se défendre, et celles dont l’autodéfense est vue comme illégitime. Si elles se sont défendues, elles ne sont pas défendables. En somme, nous faisons face à différentes formes de violences auxquelles s’ajoutent la pression des injonctions à être une « bonne » victime. Notre société tient les femmes pour responsables des actes odieux des hommes, puis leur dit de sourire et de supporter.

« […] la non-violence constitue une posture de privilégié. Elle présume qu’au lieu de se défendre contre la violence, nous devrions souffrir patiemment jusqu’à ce que la société soit suffisamment mobilisée pour s’y opposer pacifiquement […]. » (p75)

« La violence subie par les femmes maltraitées n’est pas ponctuelle. Elle n’a pas exclusivement lieu lors des coups, elle est permanente. » (p57)

 

 

Partie 3 : La violence comme stratégie politique féministe

 

Dans cette partie, Irene aborde la question de la violence comme outil militant. L’autrice ne s’oppose pas aux militant·es pacifistes mais suggère plutôt un équilibre à trouver entre les actions violentes et non violentes.

Les suffragettes britanniques de la WSPU (Women’s Social and Political Union, créée en 1903)[2] se sont battues pour obtenir le droit de vote et représentent un exemple incontournable d’action féministe politique violente : vandalisme, courriers piégés, incendies de riches propriétés, pose de bombes dans des endroits symbolisant le pouvoir, agression de ministres et caillassage de leur voiture… Nombreuses d’entre elles furent arrêtées par la police et plusieurs ont entamé des grèves de la faim en prison. Le gouvernement décida alors qu’elles soient nourries de force, avec un tuyau. En 1910, l’opinion publique bascule et estime que les femmes devraient maintenant avoir le droit de vote. En 1928, c’est (enfin) l’égalité : tous·tes les individu·es de plus de 21 ans obtiennent le droit de vote.

L’autrice évoque aussi « Rote Zora », évoquée ici par une citation issue d’un site web :

En mars 1975, ont lieu deux actions antisexistes signées par « des femmes des Cellules révolutionnaires » : la cathédrale de Bamberg est incendiée en réponse au « sale rôle de l’Église dans l’oppression des femmes », et une bombe est déposée au Tribunal constitutionnel après le rejet de la réforme de l’article 218 sur l’avortement, déclarée anticonstitutionnelle. Deux ans plus tard, comme il est alors courant dans l’ensemble du mouvement radical, des femmes des RZ font le choix de se séparer de l’organisation mixte en créant leurs propres cellules qu’elles nomment Rote Zora. L’organisation de femmes en non-mixité est alors somme toute relativement ordinaire ; leur pratique de lutte armée l’est beaucoup moins. Nous serions tentés de leur attribuer le terme de guérilla si elles ne mettaient en garde sur ce point :

« Le concept de guérilla ne nous convient pas ici, dans la mesure où il vise à conquérir le pouvoir avec des formations militaires. Nous ne voulons pas conquérir mais détruire le pouvoir patriarcal. […] Les groupes militaires portent déjà en leur sein un pouvoir en soi. »[3]

 

Diana la vengeresse : dans un contexte de de disparition inquiétante de nombreuses travailleuses mexicaines transfrontalières, Diana venge les victimes et intimide les bourreaux en tuant deux chauffeurs de bus, choisis au hasard. Elle espère là semer la peur chez les hommes en leur montrant que les femmes aussi peuvent être violentes. Elle envoie d’ailleurs une lettre anonyme à la police où elle explique et revendique son geste.

« Face à la violence systémique et impunie, exiger des femmes qu’elles mènent une lutte féministe pacifiste est plus qu’indécent. » (p97)

« Mais la violence machiste ne négocie pas les règles. Elle viole et elle tue. Elle a traumatisé des milliers de femmes […]. » (p98)

 

 

Conclusion

Pour clore ce retour d’arpentage, nous vous laissons sur quelques extraits du livre ayant résonné (et raisonné) en nous. Nous les avons lu comme un appel à ne plus accepter l’oppression, à ne plus rester lisse et polie envers nous oppresseurs et agresseurs (les hommes cis et l’Etat qui les confortent dans leur pouvoir), à se reconnecter à notre colère et à lutter, encore plus haut et plus fort, pour nos droits.

 

« Peut-être que craindre les femmes, c’est aussi commencer à les voir comme des êtres humains. » (p99)

« Cette « terreur féministe », tout le monde l’évoque, tout le monde la craint, tout le monde la condamne, mais personne n’est certain de l’avoir jamais vraiment vue, personne n’est en mesure de pouvoir prouver son existence. » (p99)

 

« Il est vrai que, lorsque nous nous demandons si telle féministe est extrémiste et violente ou si telle autre fait preuve de misandrie en mettant tous les hommes dans le même panier, nous détournons l’attention du sujet principal : le patriarcat est violent. Le patriarcat est extrémiste. Le patriarcat déteste toutes les femmes. Et ce n’est d’ailleurs pas anodin que les premiers à affirmer que « pas tous les hommes » soient les premiers à parler de « la femme ». » (p101)

 

« Alors non, le féminisme n’est pas la lutte pour que les femmes soient égales aux hommes cisgenres, car nous ne souhaitons pas être incluses dans leur monde, nous voulons le détruire pour en créer un autre. » (p102)

« Notre militantisme ne peut pas faire abstraction du monde dans lequel nous vivons. Et ce monde, ainsi que les stratégies des adversaires, est immoral et, oui, violent. » (p103)

« Il serait illusoire de penser que le patriarcat disparaîtra de son propre gré si on le lui demande gentiment. » (p104)

 

 

[1] https://www.ciep.be/images/BoiteAOutils/FichePedagEspeluette/108FPedEsper.pdf

[2] https://www.unioncommunistelibertaire.org/1903-Les-suffragettes-passent-a-l-action-directe

[3] https://encatiminirotezora.wordpress.com/en-catimini/rote-zora-une-histoire-en-catimini/ ; https://journals.openedition.org/trajectoires/2627?lang=de

 

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