L’acidification des océans est un sujet qui figure rarement à l’ordre du jour médiatique en Europe, comme le montre une recherche rapide sur l’un des principaux sites d’information tels qu’Euractiv ou Politico. Pourtant, ce n’est pas quelque chose que nous pouvons nous permettre d’ignorer aussi facilement.
Nous sommes en train de mener notre planète à un état d’ébullition. En conséquence, en plus des incendies de forêt, des sécheresses, des inondations et des autres catastrophes que nous pouvons observer dans le monde entier, les mers subissent elles-aussi leur part de dégâts. Si nous n’agissons pas, les répercussions seront dévastatrices et s’étendront au-delà du littoral, et des frontières, avec les personnes les plus vulnérables en première ligne. Il n’y a ni cause unique, ni solution simple.
L’acidification des océans : une barrière pas encore franchie?
Les limites planétaires
L’acidification des océans est l’une des neuf limites planétaires définies par les scientifiques de renommée internationale pour la première fois dès 2009 afin de découvrir les principaux processus qui régulent les systèmes de notre planète. C’est à signal d’alarme à prendre au sérieux pour notre survie et sécurité à tous et toutes. Il s’agit d’un indicateur précisant les seuils à ne pas dépasser pour permettre à l’humanité de prospérer sans porter atteinte à son écosystème.
Chaque limite possède différents indicateurs quantitatifs et des frontières qu’il est de plus en plus dangereux de franchir, conduisant inévitablement à des points de basculement qui entraînent d’autres cataclysmes. Chaque limite franchie est un pas dans la mauvaise direction. Les neuf limites sont à la fois distinctes, mais aussi liées entre elles, ce qui signifie que le dépassement de l’une d’entre elles peut avoir un impact sur les autres, pour le meilleur, mais plus souvent pour le pire. Les scientifiques ont défini les domaines suivants afin de fournir « une base quantitative pour la sauvegarde des biens communs mondiaux pour tous les peuples, aujourd’hui et à l’avenir » :
- Appauvrissement de l’ozone stratosphérique
- Acidification des océans
- Flux biogéochimiques
- Utilisation de l’eau douce
- Changement du système terrestre
- Intégrité de la biosphère
- Changement climatique
- Nouvelles entités
- Charge d’aérosols atmosphériques
En 2022, nous aurions franchi la « zone de sécurité » pour presque tous ces éléments, à l’exception de l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique et de l’acidification des océans. La charge d’aérosols atmosphériques n’est pas encore quantifiée et nous ne savons donc pas concrètement où nous nous situons dans cette limite. Le dépassement d’une seule limite entraîne des « dommages importants et généralisés », et plus nous nous éloignons de ces zones de sécurité, plus nous risquons la déstabilisation.
L’acidification des océans, c’est-à-dire ?
Mais quelle est donc cette mystérieuse limite planétaire dont personne n’entend jamais parler ? Pourquoi, contrairement aux autres, semble-t-elle encore résister ? Cela veut-il dire que nos océans sont en parfait état ? En quoi consiste-t-elle réellement ? Voici quelques petites explications.
Le GIEC définit l’acidification des océans comme « la baisse du pH de l’océan sur une longue période, des décennies ou plus, causée principalement par l’absorption du dioxyde de carbone venant de l’atmosphère, mais aussi par l’apport ou le retrait de substances chimiques venant de l’océan. L’acidification anthropique de l’océan désigne la part de la baisse du pH qui est imputable aux activités humaines« .
En résumé, l’océan est un immense puits de carbone naturel : sur les 40 milliards de tonnes de CO2 émises chaque année dans le monde, entre 25 et 30 % d’entre elles sont absorbées par les océans. En vous épargnant toutes tentatives d’explications scientifiques, laissant cette tâche à des personnes bien plus qualifiées que nous, nous nous contenterons de vous dire que l’absorption du CO2 par les océans entraîne une réduction de son pH : plus le PH est bas, plus l’eau est acide. Ainsi, le CO2 qui se dissout progressivement dans l’eau et produit entre autres de l’acide carbonique, ce qui réduit le pH de l’eau.
C’est donc un phénomène naturel plutôt positif au départ : autant pour la régulation des écosystèmes marins que pour l’atmosphère. Sans cette réduction supplémentaire de dioxyde de carbone, la planète se serait réchauffée encore plus qu’elle ne l’a déjà fait. Mais les nouvelles ne sont pas si bonnes pour les océans.
Phénomène naturel, oui, mais encore une fois perturbé par l’activité humaine. L’équation est simple : plus il y a de CO2 dans l’atmosphère et plus l’océan en absorbe ; plus l’océan en absorbe, et plus son taux de pH diminue (et devient donc de plus en plus acide). La réaction chimique naturelle et initiale se produit lentement, habituellement sur des milliers voire des dizaines de milliers d’années, permettant ainsi à la biodiversité marine de s’adapter à ce changement. La capacité de l’océan à absorber plus de carbone qu’il n’en rejette est essentielle dans la balance de l’équilibre écologique. Aujourd’hui, l’augmentation des rejets de dioxyde de carbone par les activités humaines met en péril cet équilibre : l’acidification actuelle des océans se produit une centaine de fois plus rapidement que sur les 55 derniers millions d’années. Le changement se produit plus rapidement qu’à tout autre moment de l’histoire géologique.
Ce sont donc les émissions de CO2 qui sont les premières responsables de l’acidification intense des océans. Et quand il s’agit d’émettre du CO2, nous sommes des spécialistes. La concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère est à un point encore jamais atteint : 421 ppm (contre 280 à l’ère préindustrielle). La hausse croissante de ces émissions, causées par l’activité humaine, est aujourd’hui la menace la plus forte qui pèse sur nos océans. Plus l’océan absorbe du CO2, plus sa composition chimique se modifie et s’acidifie. D’autres phénomènes contribuent également à ce problème : l’absorption de composés azotés (issus notamment de l’activité agricole), l’absorption de composés soufrés, la pollution côtière, etc.
Pour donner quelques chiffres : le pH moyen des océans devrait se situer autour de 8,25. C’est à ce niveau que les conditions de vie sont optimales pour le monde marin. Cependant, le taux actuel de nos océans a tendance à diminuer. Il se situerait aujourd’hui entre 8,10 et 8,14 (sur une échelle de 0 à 14, 7 étant une valeur neutre, étant entendu que plus l’on se rapproche de 0, plus la solution est acide).
Rien d’alarmant, donc ? Ce n’est pas si facile à dire : c’est une valeur logarithmique. Une simple baisse de 0,1 représente en réalité une hausse de 30 % de l’acidité des océans par rapport à l’ère préindustrielle. Cette baisse est globale et apparaît aux quatre coins du globe (cf. graphique ci-dessous).
Quelles en sont les conséquences ?
Les conséquences sont déjà présentes aujourd’hui, et les projections ne sont pas forcément rassurantes. D’ici 2050, les scientifiques prévoient que 86 % des océans seront plus chauds et plus acides que jamais dans l’histoire moderne. D’ici 2100, le pH de l’océan de surface pourrait chuter à moins de 7,8, soit plus de 150 % par rapport à l’état déjà corrosif d’aujourd’hui, et potentiellement encore plus dans certaines parties particulièrement sensibles de la planète, comme l’océan Arctique. Si la baisse actuelle de 0,1 du pH est déjà en soi préoccupante et a des conséquences graves, une baisse de 0,4 pourrait avoir des conséquences irréversibles.
Les scientifiques annoncent que les 50 prochaines années sont déjà jouées. L’actuelle augmentation des émissions portera l’acidité de l’eau à des niveaux qui auront des impacts à très grande échelle sur les organismes et les écosystèmes marins, ainsi que sur les biens et les services qu’ils prodiguent.
Concrètement, quels sont les dégâts ?
- Les premières conséquences agissent sur la capacité de l’océan à absorber le CO2 (phénomène de saturation).
- Les conséquences sont également dramatiques pour la biodiversité marine. Ces changements dans la composition de l’eau entraînent chez les organismes marins une augmentation des dépenses d’énergie pour réguler la composition chimique de leur cellule, et donc une baisse d’énergie pour d’autres fonctions vitales (croissance, reproduction, etc.). Cela entraîne également une réduction de l’approvisionnement en oxygène de la faune et de la flore marine. Les petits organismes ont plus de mal à s’adapter, et donc à se développer et à se reproduire, ce qui perturbe fortement la chaîne alimentaire. L’acidification et la désoxygénation progressive des océans modifient la structure entière des écosystèmes, avec des impacts négatifs directs sur la production de biomasse et la composition des espèces.
Les premières victimes sont les coraux et les planctons. Étant composés de structures majoritairement calcaires, très sensibles à l’acidité, les coraux ne peuvent évoluer dans un milieu trop acide. À ce titre, les barrières de corail s’affaiblissent en emportant bien souvent avec elles tout un écosystème de poissons, d’algues et d’organismes endémiques qui constituent une chaîne importante du monde marin. La disparition des récifs coralliens est un danger pour le tourisme, mais surtout pour la sécurité alimentaire et la protection des côtes. Et, une fois n’est pas coutume, ce sont les populations les plus pauvres qui sont en première ligne.
En ce qui concerne les planctons, c’est leur capacité même de se renouveler et de se développer qui est en danger. Il devient même impossible pour certaines espèces de se développer. Le plancton est pourtant au centre des écosystèmes marins et constitue la base de la chaîne alimentaire. Il contribue également à l’oxygénation des océans et donc, par extension, à la production de l’oxygène de l’atmosphère.
Bien que l’impact sur la biodiversité marine devrait suffire à nous convaincre d’essayer de renverser la tendance, cette accélération précipitée de l’acidification de nos océans impactent aussi directement l’humain et ses activités. En fait, c’est l’entièreté des ressources et services apportés par les océans qui est mise en péril. Des secteurs comme l’aquaculture ou la pêche, déjà touchés aujourd’hui, pourraient être particulièrement impactés par l’acidification des eaux due au réchauffement planétaire. Alors que les espèces directement menacées sont à la base de la chaîne alimentaire, la menace pèse pour l’équilibre du vivant dans son entièreté, et donc pour l’espèce humaine.
Quelles sont les solutions ?
On l’a dit, la composition chimique de l’eau restera altérée pendant des centaines d’années, même si l’on arrêtait d’émettre du dioxyde de carbone dès aujourd’hui. Des solutions sont là : il existe des techniques plus ou moins développées, et surtout plus ou moins désirables, telles que l’ajout de composés basiques dans les océans pour contrer l’acidification et augmenter le pH.
Cependant, si la première cause d’acidification des océans est le CO2 présent dans l’atmosphère et absorbé par les océans, c’est d’abord et avant tout nos émissions de dioxyde de carbone qu’il faudrait diminuer. On ne peut pas vivre dans un monde où l’on se contente de parier sur la vie de notre planète. S’il n’y a pas de planète B, il n’y a pas non plus d’océan B. Une réduction massive de nos émissions est la seule solution qui s’attaque à la source du problème : elle est sans risque, mais elle permet surtout d’apporter une solution à toute une série de problèmes, dépassant le seul problème de l’acidification des océans, en apportant une solution à toutes les autres catastrophes causées par le changement climatique. Une baisse de nos gaz azotés, issus de notre production agricole, est également souhaitable, bien que bien moins responsables de l’accélération et de l’aggravation du phénomène.
Depuis 2011, plusieurs politiques et plateformes en ont pris note. Les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies sont liés aux limites planétaires, et plusieurs organisations privées les utilisent dans leur cadre commercial. Mais la modélisation a également montré que nos objectifs actuels ne sont pas suffisants et que nous devons aller plus loin, plus vite.
Le temps presse. Il nous reste moins de 7 ans pour nous aligner et rester en dessous de l’objectif de + 1,5 °C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, comme le souligne le GIEC. Nous devons pousser nos gouvernements à agir et à contrôler les entreprises de combustibles fossiles qui polluent l’air et l’eau, causant une destruction des océans à une échelle inimaginable. La vie marine et la biodiversité s’effondreraient si nous continuions sur cette voie. Mais il y a de l’espoir : nous sommes encore dans la zone de sécurité, nous savons qu’il y a un problème et nous connaissons les solutions pour le résoudre. Il ne nous reste plus qu’à faire preuve de volonté.
Alors oui, la limite planétaire qu’est l’acidification des océans n’a pas encore été franchie. Mais après ces quelques explications, on peut sans trop de risque assurer que la situation n’est pas pour autant rassurante.
Nos océans et la biodiversité qu’ils abritent sont des clés de notre environnement. C’est un élément majeur du fonctionnement de nos écosystèmes et leur protection est essentielle. Ils sont indispensables, mais aussi les premières victimes des conséquences de la crise écologique actuelle : augmentation des températures des océans, augmentation du niveau de la mer, fonte des glaces et donc acidification des océans, entre autres.
Le non-franchissement de cette limite planétaire n’est pas une invitation à la résignation. C’est une sonnette d’alarme qui sonne avec urgence pour nous inciter à l’action. L’adoption de pratiques durables, en exigeant des mesures gouvernementales et en soutenant la recherche scientifique, ne peut plus se faire attendre. Il est temps de passer de la conscience à l’action, de la connaissance à la préservation. Car la préservation de nos océans ne se limite pas à un choix, mais à une responsabilité collective envers la vie sur Terre et les générations futures. Face à l’acidification des océans, notre choix est clair : soit nous faisons preuve de volonté et de courage pour changer de cap, soit nous laissons notre futur marin sombrer dans un océan d’inaction et de regrets.
– Article rédigé par Jack Templeton et Dorian, membres du GT Climat d’écolo j.
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